Dans l’histoire du rap français nombreux sont les artistes qui quittent le navire. Souvent, ils le font sans vraiment nous prévenir, sans nous donner de nouvelle jusqu’à ce qu’on apprenne dans la froideur d’un message sur un forum de puristes qu’ils ne reviendront plus. Ils nous laissent, avec leurs morceaux et nos regrets, entretenir une légende sur leur parcours, sur leur arrêt. Parmi les retraités les plus connus, on pense à Salif, à Fabe qui ont pour point commun d’avoir laissé un sentiment amer à leur public. Un sentiment d’inachevé, de gâchis.
C’est aussi ce qui a pu être ressenti pour quelqu’un comme Adil El Kabir qui n’avait même pas sorti d’album et dont la notoriété, au moment de sa retraite, allait sûrement exploser. Celui qu’ Ekoué a décrit en 2015 comme l’un des trois meilleurs rappeurs de France, a décidé au début des années 2000 de ne pas récolter les fruits d’une jeunesse entière à vivre pour sa passion. Pour la première fois, une quinzaine d’années plus tard, il a accepté de nous expliquer pourquoi. Nous en avons profité pour échanger longuement avec lui et revenir sur presque tout, de ses débuts au sein du groupe Magistral Verdict (puis Les Disciples) à son duo avec AL. Nous lui avons aussi demandé ce qu’il devenait aujourd’hui et de nous parler de son entreprise de “modest fashion” en pleine polémique sur le burkini (conversation datant de septembre 2016, ndlr).
Auteur : Antoine Fasné
Photo principale : Paul Mesnager
Photos d’archives : DJ Saxe
Enfance
Mes parents sont tous les deux d’origine marocaine. Je suis né à Madrid en Espagne le 1er septembre 1977 et j’y suis resté deux ans… Ensuite j’ai atterri à Strasbourg au quartier du Neuhof, le quartier dont sont originaires les NAP, groupe de Abd Al Malik, puis on a vécu à Montpellier pour finalement aller vivre sur Sète. Donc j’ai grandi à Sète.
A Sète il y a une communauté marocaine importante. La ville possède une ligne maritime desservant le Maroc avec une liaison Sète-Tanger assurant une traversée tous les 3 jours, il y eut également de grands chantiers de construction BTP qui ont sûrement contribuer à la présence d’une communauté Marocaine. Il y a aussi des algériens, des sénégalais, quelques tunisiens, des turcs mais la ville est majoritairement habitée par une population d’origine Italienne. Une partie de ces immigrés italiens, une fois intégrée, a reproduit le racisme qu’ils subissaient à leur arrivée d’Italie. On était un peu victime de ce phénomène. Dans notre adolescence, on avait parfois l’impression de castes qui ne se mélangeaient pas mais ce n’était pas représentatif de l’ensemble de la ville où on peut trouver des gens qui dépassent les barrières ethniques et sociales. Notre milieu était quand même pluriethnique, on fréquentait des gens de différentes origines.
La cité HLM de Sète, là où j’ai grandi, c’est l’île de Thau, cité construite sur un étang avec des canaux qui passent à travers le quartier juste devant les bâtiments ce qui pondère un peu avec le côté ghetto et il y a bien sûr la mer à deux pas des immeubles. Après quand tu vis face à la mer, t’es blasé de la plage, t’es habitué, t’es pas émerveillé comme les parisiens, lyonnais ou dijonnais qui viennent en mode vacances (sourire). On avait une qualité de vie plutôt favorable avec un climat clément et ensoleillé mais comme dans beaucoup d’endroits, il y a des inconvénients. La dynamique économique n’est pas la même qu’en Ile de France ou dans certains grands ensembles urbains. On a plus de chômage et moins de débouchés professionnels. Toutefois, ça reste une ville très proche de Montpellier à 30 kilomètres, Marseille ou Barcelone à deux, trois heures de route .
Les vacances rap à Strasbourg
J’ai découvert le rap à partir de 1989 en m’ennuyant pendant les vacances scolaires d’été. Je passais souvent tout l’été à Strasbourg car toute ma famille maternelle vivait là-bas. J’ai toujours eu un lien très fort avec cette ville. Je passais toutes mes vacances dans la cité de Hautepierre là où mes grands parents vivaient après avoir quitté le Neuhof. C’est là que j’ai découvert le rap avec l’émission H.I.P H.O.P de Sidney puis plus tard avec la « Zulu Nation ». On découvrait les prémices de la culture hip hop, le rap, le human beat box et le breakdance. Ensuite, on a découvert des groupes américains comme Run DMC, LL Cool J, De La Soul, Public Enemy, NWA et encore après on écoutait les premiers groupes de rap français comme Iam, NTM, EJM, Little MC, MC Solaar, Timide et Sans Complexe, New Generation Mcs. Ca nous touchait parce que cette expression artistique était portée par des gars issus de l’immigration et des banlieues comme nous. Mais pour ce qui est du rap français, on est restés longtemps frustrés. Ce qui était diffusé dans les médias au départ était très pauvre, il y avait juste Beny B ou des trucs comme le Nation rap de David Guetta. C’était un tout petit milieu à cette époque. A Strasbourg, j’avais entendu parler des NAP et un peu après j’ai rencontré les gars du groupe Colors qui était le groupe de Frero qui, plus tard, a formé la Mixture avec Kadaz du Royal Possee. J’avais rencontré les Colors une nuit d’été dans leur voiture sur le parking d’une grand surface, peut-être une Super 5 rouge si mes souvenirs sont bons. Après avoir discuté rap ensemble, Ils m’avaient raconté leur première partie de IAM et ensuite mis des K7 dans leur autoradio avec des instrus sur lesquels j’avais rappé des textes. J’étais très jeune à cette époque.
J’ai commencé le rap très tôt en fait, à l’âge de 12 ans. Si t’avais des capacités textuelles, de l’aisance dans le fait de prendre la parole en public, un certain charisme, ces qualités te propulseraient forcément un jour sur une scène avec un micro pour montrer de quoi tu serais capable sur face b. Dès que les disques de rap US sont arrivés en abondance avec leurs faces B instrumentales, on n’avait moins besoin de bricoler. Avant ça, notre seul support musical était le beatbox qui était la boite à rythme humaine, c’était gratuit, il fallait juste du souffle et un sens du tempo pour faire le boom bap sans trop postillonner (rires)!
Je ne me souviens pas vraiment du premier couplet que j’ai écrit ou rappé. J’avais écris un texte qui s’appelait Noir dans mes veines, inspiré par le tabassage violent de Rodney King par la LAPD suite à une course poursuite… Ce texte dénonçait le racisme mais je me souviens pas des lyrics à par quelques bribes. Je n’ai pas gardé les manuscrits.
“C’était la lucarne d’expression que personne ne nous donnait”
On avait directement adhéré à la culture hip hop parce que c’était un moyen qu’on a pu s’approprier pour exprimer notre condition, notre quotidien. C’était la lucarne d’expression que personne ne nous donnait. Les trucs qu’on écoutait, c’était assez subversif, on découvrait de nouveaux groupes grâce à l’émission Rapline. On avait même les colliers de la Zulu Nation (sourires). J’aimais bien le concept de la Zulu Nation, de transformer l’énergie négative en énergie positive. Je respectais l’ histoire d’Afrika Bambaataa, de Kool Dj Herc qui, avec des moyens super minimalistes, avaient créé un mouvement culturel qui, festif au départ, allait devenir contestataire et raconter la condition des afros-américains relégués à la précarité, à la drogue, aux gangs, à la ségrégation, aux crimes racistes, aux bavures policières… Toutes ces thématiques, ça ne pouvait que me parler à cette époque-là moi qui voyais et vivais avec mes semblables en France, le racisme, la vie en banlieue, la violence de la rue. Le parallèle avec les states était flagrant… . On avait des moyens minimalistes liés à notre condition sociale, on ne faisait pas de solfège, de cours de piano au conservatoire, on n’était loin de cet univers. Faire du rap ne requiert pas beaucoup de matériel. Véhiculer une rage positive à travers l’art, c’était ça le hip hop…
Comparé à Strasbourg, à Sète le rap était beaucoup plus étranger à la jeunesse qui était majoritairement branchée variété, house, pop. Il y avait quand même une poignée d’aficionados, des b.boys qui faisaient du graffiti, taguaient où dansaient mais ce n’étaient pas des rappeurs. Certains avaient les moyens d’aller au States pour acheter des disques et de la sape, c’était du luxe à l’époque d’avoir un look de b.boy. Ils importaient la mode new-yorkaise de l’époque, des baskets Patrick Ewing, des Name Plate (plaque accroché à la ceinture sur laquelle était écrit ton blaze, ndlr), des Gold chains des bérets Kangol, des sweets à capuche Carharttt…C’étaient des codes vestimentaires de la culture hip hop à cette époque, un vrai look extra-terrestre (rires). Même moi j’avais la coupe à la Big Daddy Kane comme pas mal de monde, une coupe avec les cheveux en l’air comme si tu t’étais pris une décharge de 220 volts. On était dans le mimétisme de nos héros, on s’inspirait de ce qu’on voyait sur Rapline ou Yo MTV Rap, l’émission présentée tous les samedis par Fab Five Freddy, ça nous fascinait. Le message nous traversait. Tout ça nous a servi de base et d’inspiration pour construire quelques années plus tard un projet artistique.
De Margistral Verdict aux Disciples, avec ou sampleur
Au départ c’était informel et avec le temps les choses se sont peaufinées. J’ai pris le micro, fait ma première scène pour la première fois à la MJC de mon quartier vers 1991, puis dans une fête au collège. Ensuite, le premier groupe qu’on a formé, s’appellait MV : Magistral Verdict , c’était le premier véritable groupe de rap connu à Sète. J’avais un pseudo qui était Mugsy à l’époque. Nous étions trois rappeurs au début, Rekka, Yohan et moi, un danseur Abdel. Après, un autre rappeur, Maso, était venu me rencontrer avec un danseur Papou (RIP) pour me demander d’intégrer le groupe, chose que j’ai acceptée en concertation avec les autres. Yohan et Rekka ont plus tard quitté le groupe pour incompatibilité d’humeur. Le DJ, Saxe nous a rejoint quelques mois plus tard. A la base il vivait à Stains dans le 93 avant que sa mère ne vienne s’installer dans le sud à Frontignan à côté de Sète. Il taguait avec son groupe donc il nous arrivait de voir Saxe sur les murs. Moi-même je taguais ce qui m’a valu de fêter mes 15 ans en garde vue au commissariat avec tabassage en cadeau…
Saxe a intégré le groupe. Il avait juste une platine à l’époque, c’était une BST , ce qui n’était pas la panacée. Il avait aussi une table de mixage très minimaliste avec un petit fader. On a commencé à travailler tous ensemble mais nous n’avions ni sampleur, ni boîte à rythme, ni local de répétition. Les séances de répétition, c’était souvent chez Maso, dans une cave ou dans une salle de classe, et quelques mois plus tard dans le centre social du quartier. Pour nos sons, on ne rappait que sur des faces B, c’était système D.
On avait besoin de quelqu’un pour canaliser toute l’énergie du groupe et parmi les grands qui connaissait la culture hip hop, il y avait Philippe aka Slave, notre manager qui s’est occupé de structurer le projet, trouver un local de répétition, trouver du financement, il était un grand frère pour nous et bien plus… On a commencé par faire un diagnostic de nos besoins. Il fallait un sampleur, un local de répétition. On a acheté notre premier sampleur, un Akai S2000, mais il faisait un son trop métallique, pas assez hip hop, trop techno, ce n’était pas satisfaisant.
Puis on a fait nos premières scènes, notamment un concert pour Amnesty International sur la place de la Comédie à Montpellier. Il faut préciser qu’on était très jeune, je devais rentrer en quatrième à ce moment-là, c’était l’année scolaire 91-92, année de la première guerre du golfe « Tempête du désert ».
Magistral Verdict en concert pour Amnesty International place de la
Comédie à Montpellier – 1992 – Derrière de gauche à droite : Dj Saxe,Papou,
Maso et Yohan – Devant : Adil el Kabir – Archives personnelles de Dj Saxe
Il y a une scène qui a consolidé le groupe, c’était pour une fête de fin d’année organisée par un centre social de notre quartier. Il y avait d’autres gars à l’affiche de ce concert, c’étaient des rappeurs quarantenaires qui ne se prenaient pas vraiment au sérieux. Ils s’appelaient EPSD en référence à EPMD (sourire), c’étaient des gars de Sète, ils venaient de démarrer leur groupe qui n’a finalement duré que quelques mois. A l’affiche, il y avait aussi un groupe de rappeurs vétérans de Béziers qui s’appelait Système D dont un des deux rappeurs allait devenir le producteur musical du groupe Montpelliérain Bossphobie.
Eric le compositeur musical de EPSD possédait le logiciel de composition de référence de l’époque, Cubase, et il avait un sampleur. C’était aussi un musicien, il avait une bonne oreille musicale. On lui avait dit qu’on avait pas de beatmaker, qu’on galérait et il nous a proposé de produire nos premiers sons. On se situe alors en 1993. Son sampleur n’était pas ce qui se faisait de mieux mais il compensait le côté minimaliste avec son synthétiseur et ses samples. Il jouait les mélodies, prenait des samples et faisait un mix de tout ça. Il avait une bonne culture hip hop donc ça ressemblait pas mal à ce qu’on aimait. Il avait même devancé Dr Dre en me faisant un son avec le sample de Donny Hathaway, Little Ghetto Boy plus tard utilisé sur l’album the Chronic . On a fait des sons avec Eric pendant deux ans. Après, on a testé un autre gars qui avait un home studio avec tout le matériel nécessaire mais, malheureusement, il n’avait ni la fibre musicale ni la culture hip hop. C’était un gars d’une famille aisée avec beaucoup de moyens mais pas suffisamment de talent pour nous convaincre. Il ne comprenait pas le son qu’on voulait faire, donc nous avons rapidement arrêté notre collaboration. Malgré tout, il nous a toujours ouvert ses portes pour essayer de nous aider.
Dans le groupe Magistral Verdict, la sélection naturelle a fini par faire sa loi. Il y avait des différences d’implication et de niveau entre les différents membres, mais surtout, nous n’avions pas la même façon de concevoir les choses artistiquement. Le tri s’est naturellement fait. Le danseur, Abdel a quitté le groupe et a été remplacé par Gora. Nous étions à ce moment deux MC : Maso et moi, deux danseurs Papou (R.I.P), Gora, et DJ Saxe. C’était le concept Old School avec deux mc, un ou deux danseurs derrière et le dj pour faire un vrai show. C’était avant l’avènement des Wu-tang clan, Fat Joe, Onyx, Boot camp click, Mobb deep, Group home qui a cassé ce délire avec les danseurs, pour créer un schéma avec seulement Mc et Dj. Le rap a atteint un autre niveau, il est rentré dans une nouvelle ère. Avant tu les voyais tous avec des danseurs : Mc Light, Big Daddy Kane, Public Enemy aux states, Iam, Ntm en France. C’est d’ailleurs à ce moment-là que des groupes comme Psykopat qui dansaient à la base pour NTM sont devenus rappeurs..
En 1994, le groupe Magistral Verdict devient Disciples du Moov, puis Les Disciples. Dans la même période on avait rencontré des gars de Béziers, leur groupe s’appelait Sampleur et Sans Reproche, dont Teorem avait par la suite été invité par Rockin Squat du groupe Assassin sur L’undaground s’exprime chapitre 3. Teorem et son acolyte Mathieu étaient venus de Béziers à une soirée hip hop que j’avais organisé à la MJC de mon quartier et nous ont dit qu’ils avaient tout le matos pour nous aider dont une salle de répétition et un sampleur. C’était une aubaine pour nous.
On allait jusqu’à chez eux à Béziers une fois par semaine, et ils commençaient à nous composer nos sons avec des samples que l’on sélectionnait nous-même. On enregistrait, on faisait des maquettes, c’était beaucoup plus propre qu’avant. On a fait des concerts avec eux jusqu’à ce qu’on atteigne l’apothéose avec la première partie de NTM au Rockstore à Montpellier. C’est aussi à ce moment-là que Maso a commencé à se désengager du groupe, la différence d’implication était de plus en plus flagrante, il écrivait de moins en moins et par la force des choses, je suis resté le seul MC. Après il faisait les backs en concert, quelques titres d’interlude pour finalement arrêter définitivement, quitter le groupe et se concentrer sur le graffiti, discipline dans laquelle il excellait.
En 1996 Papou quitte aussi le groupe , et il ne restera que Saxe, Gora, Philippe, notre manager, moi et Nabil qui nous rejoint à ce moment là. Nabil est un ami d’enfance qui a intégré le groupe en tant que backeur et danseur de 1995 à 1997. Aujourd’hui il gère le Iron’s Bar 34 à Sète. Donc avec ses gens on a commencé à s’investir davantage. La notoriété grandissait au fur et à mesure des mois, nous faisions de plus en plus de concerts et une salle de spectacle s’est ouverte dans notre quartier à Sète, La Passerelle. Le responsable de cette salle, Alain avait entendu parler de moi, j’étais en quelque sorte une icône du rap local. Alain m’a alors proposé d’animer des ateliers hip hop avec de l’écriture, du dj’ing et de la danse. C’est à cette époque que j’ai fondé les ateliers Création Positive qui existent toujours aujourd’hui, mais plus sous le même nom ni sous la même forme.
En plus des ateliers, le responsable de La Passerelle avait décidé de nous donner des moyens, ils nous ouvraient les portes de la salle pour nos répétitions. Nous y avons fait par la suite le concert d’inauguration avec Massilia Sound System. On a commencé à avoir des facilités, à faire des concerts, à récolter des fonds. On enregistrait des maquettes qu’on envoyait à des magazines spécialisés de référence, l’Affiche, Groove, R.E.R, Radikal, Down with this. etc…Il y avait des chroniques et articles sur ces magazines qui parlaient de nous.
RapStar, un maxi prometteur
C’est après notre concert en première partie de NTM qu’on avait commencé à parler sérieusement de disque. Il a fallu deux années de gestation, et après avoir enregistré de nombreuses maquettes et obtenu les moyens techniques et financiers pour lancer le projet, on a enregistré notre premier disque, « Rapstar » au studio Petit Mas avec l’ingénieur du son d’IAM à Marseille là où Faf la Rage, Iam et 3ème oeil enregistraient. Au moment du maxi, le groupe c’était Dj Saxe, le manager Philippe, moi et Gora. D’ailleurs Philippe a arrêté de nous gérer peu de temps après quand ça a commencé à prendre de l’ampleur parce qu’il avait un taf et une famille à côté. A ce moment-là Nasty qui s’occupait de Sampleur et Sans Reproche est venu vers moi pour manager Les Disciples. Il a aussi été en poste à la Casa Musicale à Perpignan et ça la bien boosté puisqu’il devenu cadre à La Place aujourd’hui.
Les instrus du maxi étaient composés par Sampleur et Sans Reproche. On leur apportait le sample et eux produisaient le beat. Ils étaient toujours là pour nous aider, mais avec le temps, il y a eu des désaccords artistiques et humains, des tensions qui ont fini par provoquer la fin de notre collaboration.
A cette époque-là, Saxe ne faisait que mixer et scratcher et c’est suite à l’arrêt de ce partenariat avec S&SR qu’il se mettra à faire des efforts pour devenir beatmaker parce qu’on vivait mal le fait de dépendre d’une autre entité que la notre. Mais notre sampleur n’était pas du même niveau que le leur, il nous fallait un AKAI S950 pour avoir le grain sonore New yorkais de l’époque, à la Mobb Deep qui a été pour moi une vraie source d’influence niveau flow et beats tout comme la Gangstarr Foundation (Group Home, Jeru the Damaja) des sons à la DJ Premier, Bootcamp Click. Nous avions une culture rap très NY, le Queens je connais depuis l’époque du Juice Crew qui avaient un conflit avec Boogie Down Production de KRS-One dans le Bronx, conflit illustré par le morceau The Bridge is Over . C’est d’ailleurs dans ce contexte d’inspiration qu’on a pensé le maxi « Rapstar ».
« Moi, ce cycle là de monter, stagner et chuter, m’interpellait. J’avais peur de monter pour redescendre. »
L’idée de ce titre « Rapstar », c’était de raconter une histoire d’un mec du ghetto qui se lance dans le rap, qui perce, s’embourgeoise pour finalement retomber dans l’anonymat. Moi, ce cycle là de monter, stagner et chuter, m’interpellait. J’avais peur de monter pour redescendre. J’avais vu que dans l’histoire du rap, de géants emcees tels que Rakim, Doug.E Fresh, Big Daddy Kane pour ne citer qu’eux n’arrivaient plus à revenir au devant de la scène. Certains sont retombés dans l’anonymat parce qu’ils n’avaient plus le style du moment. Par exemple aujourd’hui quand on parle de Kool Dj Herc , tout le monde ne voit pas qui c’est. En France c’est le cas pour Lionel D ou même Dee Nasty dans une moindre mesure.
Sur le maxi on avait un titre avec en featuring : Rockin Squat, Prodige Namor, Teorem de Sampleur et Sans Reproche, LPS et Said Taghmaoui aka AIR-One. C’est Rockin Squat qui avait emmené Said Taghmaoui avec lui au studio et ce fut à l’époque une agréable surprise de rencontrer ce frère. Il était très accessible, très simple.
Avant que Squat’ ne participe au maxi, je l’avais rencontré au Rockstore à Montpellier et je lui avais laissé une de mes maquettes. Vu que Teorem connaissait aussi Squat, il lui a demandé si il voulait faire ce titre et il avait accepté sans hésiter. Pour nous c’était énorme, c’était une légende du rap, un MC qu’on avait énormément écouté étant tout jeune. Note Ton Nom sur Ma Liste, Je glisse, Esclave de votre Société, ce sont des classiques du rap français.
Le disque avait bien été reçu. Pour la promotion il fallait impérativement être validé par le disquaire hip hop LTD à Châtelet ce qui a été notre cas. C’est là où les plus grands DJ achetaient leurs disques, il fallait qu’il n’y ait que du lourd ! C’était le magasin de vinyle incontournable sur Paris, tous les meilleurs disques passaient par là. La règle, tu faisais écouter ton disque à Visclo le gérant, et si les dix premières secondes étaient convaincantes, c’était ok. Ensuite on a signé un contrat de distribution pour notre maxi avec Olivier de Chronowax. Puis on a fait la rencontre de Yasmina, journaliste chez Radikal et animatrice radio d’une émission rap à radio Génération. Elle bossait avec Jean Pierre Seck dans le collectif Sang d’encre. Comme elle nous a particulièrement appréciés, elle nous a soutenus à la sortie du maxi ce qui nous a permis d’accéder à certains médias stratégiques. Nous avons été invités plusieurs fois à Génération et nous avons fait plusieurs magazines. On avait fait aussi l’émission rap d’Antoine Garnier sur Fun Radio. La titre Rapstar a été sélectionné dans la compilation rap du magazine Groove aux côtés de Busta Flex, Company flow, Killah Priest… On a participé à la compilation « Plaidoiries » mixée par DJ Tal et produite par Mickaël de Radikal assassiné peu après la sortie de la compil. D’autres magazines comme l’Affiche, RER avaient favorablement accueilli notre disque. Ca nous a offert une bonne visibilité et la possibilité de faire pas mal de concerts, mixtapes, compilation.
AL & Adil au cœur du rap de fils d’immigrés
On est en 1998. Comme je l’ai expliqué, Saxe était encore un beatmaker en plein développement. Il faisait des sons intéressants mais j’estimais que ce n’était pas encore assez mûr, pas assez au point pour faire un projet discographique digne de ce nom. J’ai alors fait la rencontre de Duke à une soirée hip hop à Montpellier. Duke avait aimé le maxi « Rapstar », je lui expliqué que j’avais besoin d’un beatmaker pour mes prochains projets. Il m’a alors invité à venir à son studio sur Lyon. Donc j’ai fréquenté son studio pendant plus d’un an, il me proposait des sons, et si ça collait, on enregistrait. Il avait une grande force de proposition, il y avait du choix. Et comme il faisait des compilations, des mixtapes sur lesquels il invitait plein de rappeurs, ça permettait aussi de rencontrer d’autres rappeurs, de faire de nouvelles connexions. C’est comme ça qu’on s’est rencontrés avec Al. Duke faisait des sons pour lui aussi. Al avait écouté mon disque et mes nouvelles maquettes puis il y a eu une appréciation réciproque. Par la suite il est descendu plusieurs fois sur Sète et le feeling passait bien entre nous. A ce moment-là, il devait faire des scènes pour son titre, Les lions vivent dans la brousse paru sur la compile « Operation Freestyle » de Cut Killer et il m’a appelé pour me demander si je voulais faire la tournée avec lui. J’ai accepté et c’est cette nouvelle collaboration qui a marqué la fin de l’aventure Les Disciples car il fallait être cohérent. Au moment de la fin du groupe, il ne restait plus que Gora et Karim, un rappeur qui a intégré le groupe une année, Saxe et moi. Karim avait quitté le groupe et la cohésion n’était plus là. J’ai continué à défendre le maxi Rapstar avec Gora sur les scènes que je partageais avec AL et avec Saxe aux platines. Cette formule a plutôt bien fonctionné et à donnée naissance au duo Al & Adil.
En 1999 nous avons sorti le disque « A force de tourner en rond ». Pour plusieurs raisons nous avons arrêté de travaillé avec Duke et Saxe avait énormément travaillé ses prods. C’est donc lui qui produit la majorité des sons sur ce EP.
Le disque à été enregistré et mixé au studio Petit mas, il a été très bien été accueilli par la presse et nous a permis de faire beaucoup de concerts en France et en Suisse, de radios, et de mixtapes. C’est là où on a commencé vraiment à tourner et à se professionnaliser. On avait un nouveau manager suite à mes désaccords avec Nasty, Vince qui s’occupait de notre tournée et en plus des concerts, on faisait aussi la tournée des radios de la Blacklist, (Toutes les radios rap, r&b et black music de France, ndlr). Avant de démarrer le duo Al & Adil, j’avais une bonne relation avec Ekoué de La Rumeur qui est un ami de longue date ce qui nous a aussi ouvert des portes. On a fait plusieurs scènes avec La Rumeur, l’un des plus gros concerts qu’on ait fait ensemble, c’est à La Laiterie à Strasbourg avec la Mixture et Lunatic.
Sur le disque , j’avais un titre en duo avec Fabe. Al lui avait fait écouter mes maquettes et il les avait bien aimé, ensuite la rencontre s’est faite et le feeling est passé créant une amitié toujours vivante aujourd’hui.
En parallèle à tout ça, je m’occupais des ateliers hip hop à La Passerelle et de l’organisation d’un festival chaque année qui s’appelait Action Hip Hop dont je gérais la programmation. Aussi tous les trimestres, on programmait un groupe de rap à la Passerelle. On a fait défiler du monde : Fabe, Scred Connexion, La Rumeur, Casey, Assassin, Fonky Family, Sléo, D Abuz System, Princesse Anies, Diams, Monsieur R, 2bal 2Neg, Manu Key, Daara J, MC Jean Gabin, Les Rieurs, Rocé, Less du 9 et bien d’autres…Via Nasty qui, comme je l’ai dit, bossait à La Casa Musicale de Perpignan, j’ai eu aussi l’occasion de rencontrer des jeunes comme Nemir et Hassan, ce sont des souvenirs forts d’ailleurs.
Fabe et La Rumeur sont venus à plusieurs reprises à Sète pour animer des masterclass d’écriture. Ekoué était venu pour le premier masterclass d’écriture pendant le festival Action Hip Hop, c’était une ambiance exceptionnelle qui allait au delà du rap. On parlait de sujets de société, d’histoire, beaucoup de choses enrichissantes. Il incitait les jeunes des ateliers à poursuivre leurs études en leur disant que c’était ça être un vrai thug ! Que les diplômes allaient leur donner le pouvoir d’avoir une influence dans la société. Cette rencontre fut très forte. Au fil du temps on s’est mutuellement enrichi. J’aurai toujours énormément d’estime pour les frères de La Rumeur, que ça soit Mourad, Le Bavar, Hamé ou Ekoué. Il est resté quelque chose d’authentique. Même si je ne fais plus de rap, il restera l’estime et le respect mutuel et l’amitié
D’ailleurs avec tous ses groupes, La Rumeur, Fabe, Less du 9, on baignait dans ce qu’on appelait le « rap de fils d’immigrés ». Ce mouvement mettait en exergue la condition des parents immigrés venus travailler en France et qui ont été lésés par le système français après avoir contribué à la reconstruction du pays. Lésés parce qu’ils n’ont pas eu la reconnaissance malgré le sacrifice humain, ils avaient quitté leur terre natale pour un avenir meilleur en France. On voulait rendre hommage à nos parents spoliés à travers notre rap. On voulait parler des tirailleurs africains morts pour la France, de la colonisation, faire la promotion des auteurs comme Aimé Césaire, Franz Fanon, Cheikh Anta Diop . Pas mal de gens habitent dans une cité, sont issus de l’immigration et n’ont pas reçu cet héritage historique et de l’autre côté certains français de souche ne connaissent pas l’histoire de l’immigration. Qui dit ignorance, dit incompréhension, peur et haine. Sans faire un cours d’histoire, si aujourd’hui t’a des gens issus de l’immigration maghrébines et subsaharienne en France, c’est qu’ils ont été recrutés dans les ex-colonies pour reconstruire la France. La France a eu besoin de ces braves anciens. Ces gens-là se sont battus pour la France et ont tout donné que ça soit militairement ou économiquement, en travaillant comme des forçats. C’est ce thème que j’avais développé avec Fabe sur le titre L’épidémie. On était très concernés par la restauration de la dignité de nos semblables. Il y avait certes notre duo Al & Adil mais nous étions sans le vouloir intégrés dans une clique, celle des rappeurs à textes, d’autres diront subversifs ou conscients…
Le duo Al & Adil avait sa légitimité dans le rap français et fonctionnait bien. On a participé à : la mix-tape Extralarge d’Ol Tenzano de Less du 9, La Bande Originale d’Ekoué sur le disque des Rieurs avec Singuila, sur de nombreuses mixtapes… Après notre participation à l’album du groupe Les Rieurs, leur producteur Faster Jay, Dj d’Alliance Ethnik nous a proposé de produire un maxi et un album, il nous a donné les contrats mais nous n’avons jamais signé. Un ami, Sear du magazine Get Busy, proche de NTM m’avait beaucoup soutenu et m’hébergeait chez lui chaque fois que j’allais sur Paris. Un jour il a parlé de nous à Joey starr qui nous a invité dans son émission BOSS sur Skyrock et a souvent diffusé nos morceaux. Nous avions assisté plusieurs fois au Cut killer Show et à l’émission de Fabe, Duo de choc, sur Génération.
En 2002 on a été découverte du Printemps de Bourges et lauréat du Fair. Quand ces gens là te repèrent et te sélectionnent, il y a de bonnes chances pour que tu fasses une vraie carrière artistique. Parmi les lauréats précédents du fair, il y eut : NTM, IAM, Alliance Etnik, Raggasonic, Expression Direkt, la Cliqua, Faudel, Louise Attaque, Mano Solo, Olivia Ruiz, Sinclair… il y avait un véritable engouement autour de ce qu’on faisait.
Fin de parcours dans le rap
« Sous prétexte que tu es artiste, rappeur, personnage public, les gens te donnent une importance disproportionnée »
En 2003 nous étions dans la préparation de notre album. Il fut jugé comme étant très bon artistiquement. Il représentait cette maturité artistique qu’on avait atteinte avec Al.
A ce moment-là, une remise en question personnelle provoque chez moi un tas de questionnements. Ca tombe mal parce que c’est le moment où nous devions récolter les fruits de toutes ces années de travail.
Après de longues recherches, de grandes questions existentielles, j’ai un élan de spiritualité tout à fait nouveau qui va modifier ma façon d’être. En avançant dans ma quête, je m’éloigne de plus en plus de cet état d’esprit rap game, je m’éloigne de cette compétition arrogante, de ces milieux mondains avec lesquels j’avais de moins en moins d’affinités . Là où beaucoup de gens te font l’accolade, tout le monde t’aime bien soit disant mais où tu te rends compte qu’en fait il y a beaucoup de faux. Pas mal de gens t’entourent mais en réalité, tu n’es pas si bien entouré que ça. Quand tu es sous les projecteurs, quand il y a du buzz autour de toi, ce ne sont pas forcément les meilleures personnes qui gravitent autour de toi. Ca m’avait un peu déçu tout ça.
Certes, on faisait partie de cette famille d’artistes authentiques avec La Rumeur, Fabe et autres qui revendiquaient un « rap engagé », mais malgré cela, je constatais dans la perception du public quand même comme une espèce d’adulation, un rapport malsain avec, par exemple, la gente féminine lors des concerts. Le spectacle, c’est le moment où l’artiste peut tricher parce qu’il a un charisme que le commun des mortels n’a pas, il est sous la lumière, il monopolise l’attention. Il n’est plus perçu comme un individu lambda.
C’est cette différence de traitement qui me posait des problèmes. Nous étions pas non plus des rockstar, mais tout en relativisant le principe était fatalement le même. Quand j’étais sur scène en train de faire mon show au Printemps de Bourges j’ai observé le public dans une sorte d’extase, les gens face à toi les bras en l’air en train de crier. J’ai commencé à être dérangé par ce rapport entre moi et le public, moi en haut sur la scène, sous la lumière et eux, les gens du public en bas dans l’ombre. Sous prétexte que tu es artiste, rappeur, personnage public, les gens te donnent une importance disproportionnée. Cela m’a conduit à un cheminement spirituel qui m’a fait comprendre un peu ces choses-là. En voyageant au Maroc après cette période d’introspection, je me suis ressourcé en voyant certaines choses qui m’ont fait réfléchir sur l’orgueil, l’humilité, le matérialisme, l’ambition, les rapports humains, la famille, la loyauté, la moralité, la sincérité, l’honnêteté, sur beaucoup de valeurs aussi simples que nobles qui deviennent marginales dans notre société et dans ce fichu rap game.
Dans ma décision d’arrêter, il y aussi un lien avec ce que je racontais sur le maxi « Rapstar ». Tu fais une carrière de rap, ça marche, tu vends des disques, peut être que tu peux atteindre des sommets mais toute chose a une fin, et la chute peut être terrible, le retour dans l’anonymat, le fait de ne plus être à la page. On voit des footballeurs de haut niveau qui finissent très mal aussi par exemple, alors à quoi bon chercher ce type de succès ? N’existe t’il pas d’autres formes de réussite que d’être un artiste célèbre ? La notoriété est bien souvent éphémère. Nous sommes dans une société de consommation où tout devient jetable et particulièrement dans le rap. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir la longévité. C’est ce que disait Gang Starr dans l’album Hard to Earn. Guru expliquait que le plus dur c’est la longévité et aujourd’hui Guru n’est plus !
« Je ne me voyais pas rapper tout en élevant mes enfants qui mettraient « rappeur » dans la fiche d’information scolaire sur le métier des parents. »
Donc à ce moment de ma vie, j’étais face à un carrefour, je devais choisir ma voie et faire des choix. Est-ce que je vais dans la direction de ce qui paraît être un monde de requins opportunistes, entouré par des personnes qui me diront que je suis le plus beau, le plus fort jusqu’à ce que je termine aux oubliettes? Ou est-ce que je décide de retourner dans l’anonymat, d’écraser mon égo et de faire des choses plus nobles comme travailler normalement, fonder une famille, construire quelque chose de solide est d’authentique ? C’était le dilemme auquel j’étais confronté. Je ne pouvais pas avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire évoluer dans la sphère du rap et avoir une vie normale et équilibrée. Je ne me voyais pas rapper tout en élevant mes enfants qui mettraient « rappeur » dans la fiche d’information scolaire sur le métier des parents (rires).
Dans les rencontres que j’ai pu faire, il y avait bien sûr des exceptions, j’ai croisé des personnes extraordinaires avec qui, même en dehors du rap, j’avais de véritables relations de respect et d’amitié. Ekoué avait prévu de m’inviter sur l’ album de La Rumeur à venir quand je lui ai annoncé que j’allais me retirer et Hamé m’avait dit « on perd un soldat » ce qui m’avait touché tellement j’avais ressenti la sincérité de ses mots. Quand des personnes de ce type là te soutiennent, ça fait toujours plaisir. Récemment j’ai revu le frère Ekoué avec qui j’ai passé trois heures à discuté dans un café un formidable moment, notre amitié de 1997 à aujourd’hui est restée intacte. De même avec Fabe avec qui j’ai la même relation fraternelle et nous nous voyons toujours aujourd’hui. Nos relations sont sincères, vraies et dépassent l’univers du rap.
Je n’aime pas jouer un rôle. Je me donne à fond dans ce que je fais. Dans ma démarche, je suis moi-même, authentique et j’apprécie les gens qui sont dans la même optique, qui sont vrais en toutes circonstances.
Il y avait des choses qui m’avaient dérangé avec Al et Saxe à la fin comme moi, j’ai pu aussi les déranger. Quand je me suis mis à pratiquer ma spiritualité, je sentais bien que nous n’étions plus sur la même longueur d’onde, en studio, dans nos discussions. J’ai sûrement fait des erreurs et manqué de pédagogie pour expliquer certains changements dans mes habitudes et façons de faire, la communication entre nous devenait compliquée. On devait mixer et masteriser notre nouveau maxi « Tolérance Zéro » sur Paris, et je n’ai pas pu, pour des raisons personnelles, y assister. J’ai la sensation que ça n’a pas bien été vécu par Al et Saxe et je le regrette. Parce qu’à la base j’étais très impliqué dans nos projets, et à ce stade je m’étais désengagé de ce qui commençait à me paraître comme des futilités. Je pense que ce moment a signé le début de la rupture entre nous.
Finalement, la rupture s’est faite d’un commun accord , on s’est parlés et on savait tous que ce n’est pas possible de continuer dans ces conditions. On a un peu coupé les ponts ensuite. On s’était fâchés avec Saxe et en ce qui concerne AL, après l’arrêt du groupe j’avais essayé de préserver la relation mais il n’y a pas eu la réciprocité donc c’est resté comme ça. J’ai quand même intégré le principe logique que l’on puisse m’en vouloir pour mes choix qui ont altéré un projet commun dont le succès était à portée. L’album était dans les fourneaux et le fait qu’il soit mort né à sans doute généré une frustration collective. Dans un premier temps je ne m’étais pas opposé à la sortie du maxi qui était prêt à sortir, mais par la suite, Al et Saxe ont décidé de partir sur un autre projet de maxi ensemble puis c’est resté comme ça et tant mieux. Je suis parti de mon côté sans me retourner, sans récupérer les titres de ce projet d’album, j’ai mis un terme à cette aventure.
Le tout dernier titre que j’ai sorti c’était pour une compilation du magazine Les Inrocks intitulée CQFD sorti en automne 2004, le morceau s’appelait Occident, sur une prod de Saxe. J’étais en train de songer à tourner la page. Je ne savais pas que ça serait le dernier morceau de ma carrière de rappeur, mais j’avais des choses à dire dans un texte qui allait dépasser les sujets traditionnels du rap sur un son inhabituel par rapport à ce que je faisais auparavant. C’est l’un des textes dont je suis le plus le fier. Quelqu’un des Inrocks avait fait écouter ça à quelqu’un chez Warner, il me semble, qui était très intéressé mais je n’ai jamais donné suite.
Demi-Portion, l’héritage ?
C’est un gamin de mon quartier, c’est moi qui l’ai formé, il venait à tous les ateliers, je lui ai appris à écrire et à rapper. Quand son père est décédé, je veillais sur lui comme un grand frère. J’essayais de lui donner un maximum de temps. J’essayais d’être bienveillant à son égard. C’était le grand frère d’une famille brisée par ce drame, il n’avait que des petites sœurs donc je jouais un peu le rôle de grand frère. Il était passionné par le rap et j’ai consacré beaucoup de temps à lui apprendre à écrire des textes, lui inculquer la culture hip hop. Il a fréquenté les ateliers Création Positive.
Je voulais que les gens excellent dans l’expression écrite aussi, au delà du rap, j’estimais qu’un texte devait être bien écrit. Si tu prends le micro c’est pour dire quelque chose de bien sinon tu ne montes pas sur scène. Il faut être capable de toucher les gens. C’était ça la base du rap pour moi, il faut interpeller l’auditoire. Si les gens sont indifférents, alors vas te coucher, t’es pas fait pour ça. Ces conditions n’existent quasiment plus aujourd’hui. Aujourd’hui n’importe qui rappant n’importe quoi se retrouve propulsé sur Youtube.
Dans ces ateliers j’étais là pour le côté rap, écriture et composition musicale, je m’étais formé à la MPC 2000, il y avait Saxe qui donnait des cours de DJ’ing puis Gora et Kader qui animaient les cours de danse. J’incitais les participants à se cultiver, lire des bouquins, il y avait vraiment une démarche culturelle et pédagogique. J’étais très exigent pour l’écriture, je luttais contre les fautes de syntaxe, d’orthographe, de grammaire, d’expression écrite et orale, j’étais aux aguets, toujours là pour aider les jeunes à progresser. Je demandais à mes élèves d’exceller. Le but c’était de donner tort à ces politiques qui disaient que le rap était la culture des cas sociaux, de la racaille… Il y avait un certain mépris par rapport au rap à cette époque encore. Un chorégraphe de danse classique avait même dit à une réunion culturelle à laquelle j’avais assisté que le hip hop était une sous-culture, ce qui m’a valu un clash frontal avec lui. Il ne reconnaissait pas le sampling comme de la musique au sens noble du terme etc.. La façon dont Fabe avait été traité dans l’émission Taratata par Nagui, à la même époque, ça ne nous faisait pas rire. Faire du rap était marginal, c’était un challenge.
Rachid (Demi-Portion, ndlr) faisait partie d’un groupe. C’est moi qui les avais baptisé les « Demi Portions ». Dans le groupe il y avait même mon petit frère Reda avec Rachid , Taïeb, Nadir, Zoher et Christofer. Ils faisaient des scènes avec nous, on les invitait sur une interlude de notre live pour qu’ils fassent leur show. Ca impressionnait les gens parce qu’ils étaient petits et maîtrisaient plutôt bien le rap. Rachid, je le voyais tenace dans ce qu’il faisait, je me suis dit qu’il avait un potentiel par rapport aux autres gamins. C’est pour ça qu’on a beaucoup misé sur lui et que je me suis notamment occupé, plus tard, de la production avec le financement de « Loin d’la fermer » premier maxi de son groupe Les Grandes Gueules et du choix du featuring avec Le Bavar de La Rumeur : La gueule de l’emploi.
Ce qu’il fait aujourd’hui ne correspond pas forcément à la façon dont je voyais le rap ou l’écriture. Je ne me reconnais pas dans tout ce qu’il peut faire artistiquement. C’est un emcee talentueux. Il a sa façon personnelle d’exprimer son style. Moi, je ne vois pas les choses comme lui. Tout de même, je ne lui souhaite que du bien.
De gauche à droite : Adil el Kabir, Nabil, Saxe et Gora entourés par Les Demi-portions cagoulés – Shooting photo à la Passerelle de Sète en 1996 – Archives personnelles de DJ Saxe
Le présent : spiritualité et modest fashion
Après mon retrait du rap, je commençais à aller à la mosquée et à avoir des bases spirituelles que je n’avais pas dans le passé. Pourtant à la base je suis très critique, on ne peut pas faire avaler un dogme ou un concept facilement surtout si il est sans fondement. Je suis donc le seul instigateur de cette démarche vers Dieu. Il fallait que j’ai la conviction que ça soit une source d’épanouissement pour moi et que ça ne soit pas destructeur. J’ai commencé à apprendre à ce moment-là ce qu’était l’Islam : ne pas avoir d’orgueil, être humble, aimer les autres quelques soient leurs convictions, leurs confessions, leur groupe social, leur ethnie, à maîtriser ma façon de communiquer, sans vulgarité. Quand je vois un gamin qui insulte sa mère ça me met hors de moi comme toute cette société du blasphème en fait. Des valeurs se sont perdues à un moment donné. Ce n’est pas être réac ou rétrograde que de dire ça. Le respect est une valeur universelle. J’ai eu l’occasion de voyager dans le monde et j’ai ressenti que si tu donnais du respect, t’en aurais en retour. Je n’avais pas trouvé ça dans le rap. Donc la religion m’a apporté une stabilité au niveau moral, familial et social. Je ne suis pas non plus du style à tendre l’autre joue, je suis dans la réalité avec tout ce qu’elle comporte et je ne revendique pas la perfection mais j’essaie humblement d’être bienveillant avec mon prochain.
« Il y a parmi les femmes musulmanes des femmes diplômées, intelligentes, indépendantes qui ont adhéré à l’islam uniquement par conviction »
Mon métier est en lien avec ma spiritualité. Je fabrique, dans ma propre usine, des vêtements de modest fashion, de mode musulmane. C’est un projet que j’ai développé avec mon épouse qui est styliste. De la créativité musicale, j’ai atterri dans la créativité vestimentaire (rires).
Cette activité m’a permis récemment d’être au cœur de l’actualité (sourire) (interview réalisée en septembre 2016, ndlr). J’ai d’ailleurs été interviewé par deux magazines pour parler de mon activité. Même une réalisatrice américaine m’a contacte pour participer à un documentaire sur le sujet de la mode islamique. Par contre, je ne vends pas de burkini (rires).
On pourrait penser que ce genre de débat est bon pour notre activité. En effet c’est bon pour le côté buzz parce que plus tu dis aux gens de ne pas faire un truc plus ils vont le faire. C’est un peu humain. Mais plus sérieusement je ne trouve pas ça marrant parce que c’est un cache misère de la médiocrité politique et de la classe dirigeante à régler des vrais problèmes de société, c’est-à-dire le chômage, l’éducation qui n’ont rien à voir avec d’insignifiants bouts de tissu. On fait diversion pour diviser et pour mieux régner, c’est flagrant. La stratégie est évidente. Depuis des décennies, on instrumentalise le Front National pour éliminer le concurrent sérieux à la prochaine échéance électorale de droite ou de gauche. Disqualifier le concurrent au premier tour c’est se faire un boulevard pour gagner l’élection. Le danger c’est que les idées populistes font leur chemin dans la population, pas mal de gens les intègrent et les mettent en pratique. Ca crée une stigmatisation, des amalgames, une libération de la parole raciste et ça fait énormément de mal à la société française, au vivre ensemble et au destin national.
Il faut justement intégrer les musulmans dans le destin national pour lutter contre la violence, contre le terrorisme plutôt que de les exclure. Ce sont des citoyens, ils ont les mêmes droits, les mêmes devoirs que les autres, ils paient leurs impôts, étudient, travaillent…La stigmatisation n’est pas le meilleur signal, c’est elle qui apporte ce genre de drame comme les attentats commis par des gens qui basculent de la délinquance au terrorisme ou par des gens manipulés par des personnes malintentionnées se revendiquant de l’Islam mais qui ont une lecture erronée de notre religion. Ce dernier point est un problème aussi. Dans n’importe-quel idéologie si la passion dépasse la raison, ça finira mal. C’est la pure folie humaine que je suis le premier à combattre et qui est instrumentalisé par les politiques de manière honteuse. Il y a concrètement des souffrances, des gens sont morts. Il n’est pas superflu de rappeler que dans l’attentat de Nice, plus de trente personnes parmi les victimes étaient musulmanes.
Pour ce qui est du débat en lui-même sur le voile, les femmes musulmanes françaises ne sont pas asservies, loin de là. C’est aux antipodes de la réalité. L’islam est un mode de vie, c’est un lifestyle. Dans le Coran il est dit : « nul contrainte en religion ». Donc personne ne peut contraindre personne. Tu ne peux pas contraindre à porter le voile ou quelqu’un à faire son ramadan ou sa prière. Tout ça ne peut pas se faire à contre cœur. Si le cœur ou la raison n’adhère pas, ça sera contre-productif. Des gens qui ont été forcés par les talibans ou Daesh à avoir tel attitude, se libèrent dès que le pouvoir change de main parce qu’on leur a imposé par la force. Ce sont des ignorants qui instrumentalisent la religion à des fins politiques. Ce qui se passe au Proche et Moyen-Orient est une histoire d’oléoduc et de gazoduc qui n’a rien à voir avec la religion. Il y a parmi les femmes musulmanes des femmes diplômées, intelligentes, indépendantes qui ont adhéré à l’islam uniquement par conviction. Le mieux est de les interroger directement et arrêter de parler à leurs places. On est une génération qui a appris le discernement, on a l’esprit critique. On ne va pas suivre les beaux discours de n’importe quel illuminé. On ne se laisse pas manipuler.
Bilan, perspective
Avec la vie que je mène aujourd’hui, si on me demande si j’assume mon parcours dans le rap, notamment en tant que croyant, je réponds que mes textes font partie du passé, du patrimoine. Si j’ai dit des choses qui peuvent égarer les gens, je les invite à ne pas les suivre. Mais je n’ai pas fait la promotion de la drogue, de la débauche, je n’ai pas à rougir de la plupart des choses que j’ai écrites. Après chacun fait ce qu’il a à faire, je ne veux pas juger autrui dans sa façon de concevoir les choses.
Je ne regretterai jamais mon choix d’avoir arrêté le rap. Je n’ai plus aucune nouvelle de plein de gens, ceux qui aiment uniquement ce que tu représentes mais pas ce que tu es vraiment en tant qu’être humain. Aujourd’hui je suis dans une relation simple et authentique avec les gens. Même si on n’a pas de centre d’intérêt commun, on peut tout de même s’apprécier, échanger, avoir une relation de respect complètement désintéressée. C’est une façon de voir les choses. Tout dépend de ce qu’on recherche. Je considère que j’ai bien fait de me préserver, de me mettre à l’abri. J’ai une famille, j’élève mes enfants, ce n’est pas possible de regretter.
Cependant j’ai repris un peu l’écriture récemment. Au moment des attentats du 13 novembre, j’ai écrit un texte, le premier depuis 14 ans, et je voulais l’enregistrer. Je ne voulais pas forcément le rapper avec un instru, peut-être faire quelque chose de minimaliste mais je voulais diffuser quelques chose, émettre une réflexion. Je me disais que chacun avait un rôle par rapport à tout ça, d’empathie, de compassion, de conscience, d’interrogation, de comprendre pourquoi la société produit des monstres pareils. Toutes ces choses-là m’ont poussé à reprendre la plume donc. C’était la première fois que j’écrivais depuis 2004 et le morceau Occident pour la compilation des Inrocks. Je me disais l’écriture me manque mais d’un côté ma vie me laissait plus le temps d’écrire, il faut du temps pour écrire. Finalement je n’ai pas trouvé de studio disponible pour enregistrer et je n’avais pas forcément le temps d’en chercher un.
J’ai donc repris l’écriture depuis un an. Peut-être que je réenregistrerai quelque chose un jour mais ça ne sera pas sous la forme rap tel que nous la connaissons. Ca serait plus entre la lecture, le slam et le spoken word, dans le style de ce que faisaient les Last Poets qui peut avoir une portée plus grande que le rap parce que finalement le rap ne touche qu’un type de public et aujourd’hui et les fans de rap dans leur immense majorité ne recherchent plus le rap à texte. Mais je n’ai pas de prétention. Je suis très occupé par mon travail donc ma démarche n’est pas carriériste.
Aujourd’hui,je vis ma vie, bien dans mes baskets, épanoui et je n’échangerais ça pour rien au monde. Merci à ceux qui m’ont toujours soutenu, j’ai accepté de faire cette interview pour expliquer certaines choses après mon retrait qui a pu paraître aussi étonnant que brutal j’espère que tout est clair maintenant.
Adil dédie cette interview à la mémoire de Papou mort assassiné par balle en 2012